Un monde du travail en pleine mutation
FORMER ET RECRUTER DANS L’APRÈS-CRISE
La pandémie a accéléré les évolutions sur le marché de l’emploi, déjà tendu, et dans la relation au travail avec l’extension du télétravail et l’exacerbation de nouvelles attentes.
Aux services RH et aux managers de s’adapter pour recruter, former et fidéliser dans ce nouveau paradigme en pleine mutation.
La crise que nous vivons depuis deux ans a déjà eu un impact positif sur les industries de santé reconnues comme stratégiques pour l’avenir du pays et attractives pour l’emploi, notamment des jeunes. Dès 2020, la création d’emploi est repartie à la hausse avec 11 380 nouveaux collaborateurs recrutés dans des métiers d’avenir (+ 0,5 %). « Un signe de renouveau lié à la dynamique d’investissements et de réindustrialisation », commente Arnaud Chouteau, directeur emploi et formation du Leem.
Près de 60 % des recrutements sur des emplois qualifiés se font en CDI sur plus de 150 métiers différents en particulier la R&D, la production, la qualité, et l’information médicale et réglementaire, et sur des aires thérapeutiques qui gagnent en technicité, des vaccins aux biothérapies. « 5 000 postes seront notamment à pourvoir dans le numérique en santé d’ici 2026 », précise-t-il.
La crise, amplificateur de tendances
Illustration sur le terrain : Sanofi a créé 650 emplois en 2021. « Et cette année, nous avons déjà une progression de 30 % du nombre de postes ouverts », constate Nicolas Pouchain, Talent Acquisition, Diversity & Inclusion Head Sanofi France. Revers de la médaille : la crise a aussi renforcé les difficultés de recrutement. « Pour 7 cas sur 10, trouver le bon profil relève du casse-tête, reconnaît-il. La rareté des talents est à son apogée sur tout type de contrat : CDI, CDD, intérim, et même les alternants, pour la première fois. » Certains postes sont en pénurie d’une main-d’oeuvre qualifiée et expérimentée : techniciens de maintenance, responsables de laboratoire de contrôle, etc. Faits aggravés dans la crise sur l’axe des compétences : le nombre demandé pour chaque emploi augmente et le problème d’obsolescence s’est aussi accentué. « Nous devons donc nous adapter pour recruter au mieux tous les talents internes comme externes ! », note-t-il. Et ce en prenant en compte de nouvelles attentes de la part des candidats, sur un marché du travail qui se tend. « Certains sollicitent le télétravail dès le premier entretien, constate Gaëlle Chalumeau, responsable RH de Thépenier Pharma & Cosmetics, PME industrielle de 110 salariés, située à Saint-Langis-lès- Mortagne dans l’Orne. « Les nouvelles générations sont aussi très demandeuses d’un équilibre parfait entre vie privée et professionnelle. » Il a fallu « bousculer la culture d’entreprise » pour satisfaire les demandes. Répondre au « pourquoi », donner du « sens » et apporter de la flexibilité par rapport à l’entreprise : la crise n’a pas affaibli le lien au travail, selon elle, mais l’a profondément modifié. À tel point qu’aujourd’hui, Thépenier travaille à mesurer et concrétiser son impact sociétal et environnemental avec EcoVadis pour renforcer son attractivité.
« Chez Sanofi, nous expérimentons le modèle de collaboration “asynchrone” pour encourager à travailler de manière plus créative entre des équipes réunies dans une même salle et plusieurs à distance, en s’appuyant sur des écrans digitaux pour la prise de notes. Le moyen de gagner en créativité et en agilité ! »
Avis d’expert
« Un besoin d’authenticité ! »
« La pandémie a provoqué un arrêt sur image qui a permis à chacun de se poser de vraies questions existentielles : où je suis, où je vais, à quoi je sers ?
Ces questions ont accéléré la transformation. À cela s’ajoutent les attentes de la génération Z, née après 1994, très critique à l’égard du monde d’avant : respect de la planète, consommation, etc. Qu’est-ce qui ressort dans cette ère post pandémique ? Un besoin d’authenticité ! Et c’est un constat partagé par tous les pays. Si l’on ne travaille pas son authenticité, on ne sera pas crédible. La priorité du laboratoire est donc de définir sa raison d’être. Qu’elle soit réellement authentique, utile et permette de se projeter. Une raison d’être forte implique une marque employeur forte. Et pour que les gens y croient, il faut impérativement de l’authenticité dans les rapports. Place au leadership du coeur ! Il faut revoir les principes du management et remettre l’individu au centre du cercle. Individualiser mais surtout, via l’authenticité, donner un bien commun à valoriser et protéger. La notion de culture d’entreprise va redevenir fondamentale.»
Évolution des méthodes de travail et de l’organisation
La crise a amplifié certaines tendances, mais a surtout eu un impact durable sur l’organisation du travail.
En cause : le développement du télétravail et la digitalisation des meetings. « Nous sommes entrés dans la version industrielle du travail et du management à distance », souligne Dominique Cottereau, DRH de Servier Gidy, près d’Orléans, et président de la commission RH du Grepic. Pour les postes qui le permettent, une part de télétravail contribue à l’équilibre : moins de trajets, plus de temps en famille, moins de dérangements dans la journée, etc.
D’autres effets plus mitigés sont encore à évaluer comme l’isolement, la cohésion d’équipe, voire la distanciation des liens. « Un point négatif est la perte de proximité et de simplicité dans les relations entre collaborateurs avec la nécessité de bien manager à distance et de garder une cohésion au sein de l’équipe, en prévenant les situations d’isolement et les risques psychosociaux associés », note-t-il. La situation inédite contribue également « à creuser le fossé entre les leaders capables d’emmener une équipe quelle que soit l’organisation et ceux qui ont du mal à faire confiance, à déléguer, sans tout contrôler », ajoute-t-il. C’est ce qui a conduit Servier Gidy à outiller les managers et collaborateurs de fiches pratiques sur ce nouveau mode de travail.
Pour la plupart des sites, la mutation managériale n’en est qu’à ses débuts. De nombreuses questions subsistent encore : comment récréer une dynamique d’équipe ? Comment réinventer les réunions en présentiel ? Comment faire revenir sur site ? « Le rôle des managers va considérablement évoluer pour construire un management dans la confiance, donner plus d’autonomie et responsabiliser, avec des objectifs clairs, des perspectives et du sens », analyse Daniela Schulte, DRH et pilote de la stratégie RSE d’Ethypharm.
Gagner en agilité et en réactivité
Dans un monde du travail “hybride” où l’humain, au-delà de la technologie, est plus important que jamais, les laboratoires cherchent à se transformer notamment en développant les compétences sur les nouveaux métiers. En mai dernier, Sanofi a lancé son accélérateur digital pour sourcer 60 emplois en 2022 afin de soutenir sa mutation. « L’objectif est fixé à 70 pour avoir une longueur d’avance sur les métiers de demain : bio-informaticiens, data scientists, ou encore scrum masters [coaches en méthodes agiles, ndlr] », annonce Nicolas Pouchain. En parallèle, le laboratoire met en place des programmes de “upskilling” pour avoir la capacité d’apprendre vite et à grande échelle (sur le digital, l’ARN messager, etc.) et individualise ses parcours de formation.
« Une tendance générale se dessine en faveur de la personnalisation du cadre de travail pour s’adapter aux attentes des collaborateurs : aménagement du temps, du poste et des outils technologiques », remarque Olivier Lavictoire, DRH de Delpharm qui regroupe 17 sites industriels dont 15 en Europe et 2 au Canada.
Pour être plus réactif, Delpharm a créé son académie interne, il y a un an, qui a déjà permis de former 1 100 collaborateurs, d’intégrer de manière fluide les nouvelles recrues et de favoriser le tutorat entre seniors et juniors. « La Delpharm Academy est devenue la pierre angulaire de notre culture d’entreprise pour nourrir l’expérience collaborateur et développer notre marque employeur », explique-t-il.
Conscient de ces transformations, le Groupe IMT se veut un partenaire clé dans le changement. « Nous faisons régulièrement évoluer nos contenus de formation sur le volet de la connaissance mais aussi de l’acculturation de l’entreprise », pointe Hervé Galtaud, son directeur général.
Une tendance forte est aussi d’intervenir le plus en amont possible pour coconstruire les programmes ou coanimer des sessions. Depuis début janvier, pas moins d’une trentaine de personnes sont venues renforcer ses équipes pour accompagner ces nombreux développements sur le terrain !
« Dans la plupart des sites français, nous sommes à un jour de télétravail par semaine pour les postes éligibles, une avancée significative pour nous ! »
Zoom sur
Recruter » utile » par simulation
Thépenier Pharma & Cosmetics, façonnier franco-japonais de produits pharmaceutiques, d’hygiène, de soins et maquillage, continue de grandir à Saint- Langis-lès-Mortagne (Orne).
« Nous créons en moyenne 20 CDI chaque année », présente Gaëlle Chalumeau, sa responsable RH. D’ici 2023, un nouveau projet implique de recruter rapidement 8 postes en production et conditionnement dans un bassin d’emploi peu pharmaceutique, faiblement diplômé et mobile. Comment s’adapter ? « Nous organisons régulièrement en interne des formations CQP pour nos conducteurs de ligne », explique-t-elle. Une autre voie, prise récemment avec son voisin Delpharm L’Aigle, est la préparation opérationnelle à l’emploi collective (POEC). Le principe : 12 opérateurs ont été recrutés par simulation par Pôle Emploi (tests adaptés aux métiers).
Après un stage d’une semaine sur site, ils sont formés aux BPF et process de production pendant six mois par le Groupe IMT. En juillet dernier, ils ont intégré les sites de Thépenier et de Delpharm pour un CDD de six mois, avec l’option d’un CDI à terme. « La POEC permet de ramener vers l’emploi des personnes – que nous n’aurions pas recrutées autrement – après une formation aux BPF dans un bassin en pénurie », reconnaît-elle.
3 questions à…
« Les jeunes collaborateurs veulent être acteurs de leur parcours »
Dans l’après-covid, quelles évolutions notez-vous
sur la relation au travail ?
Il y a dix ans encore, la personne s’identifiait à son parcours professionnel. Aujourd’hui, la carrière n’est pas la seule manière de se réaliser, n’est pas aussi linéaire que par le passé. Les jeunes générations, pour la majorité, ne passeront probablement pas l’ensemble de leur carrière dans la même entreprise, ni sur le même type d’emploi.
La crise sanitaire a renforcé un changement de priorité entre vie sociale et vie professionnelle. Les entreprises doivent s’adapter en faisant évoluer leurs environnements de travail et leurs valeurs.
Comment cela se traduit-il sur le site de Merck Martillac ?
Notre population est majoritairement féminine, avec une moyenne d’âge inférieure à 34 ans, et des profils académiques allant de bac +2 à doctorat, pharmacien. Ces jeunes, ultra-connectés, mobiles sur le plan intellectuel, envisagent les reconversions sans contrainte. Cela crée une énorme dynamique et est un moteur de transformation de l’entreprise. Nous avons développé une importante offre de formation digitale à la demande, qui s’ajoute à notre plan de développement des compétences, visant autant la technicité que les soft skills : management, communication, gestion du changement, etc. Pendant la Covid-19, chacun pouvait accéder à des modules d’introduction, par exemple, sur la résilience ou, pour les managers, sur les clés du management à distance.
Quels sont les enjeux en matière de recrutement ?
Merck Martillac compte plus de 450 salariés à ce jour et les projections sont à la hausse d’ici à 2025 : 100 recrutements prévus en 2022 et des volumes similaires pour les prochaines années.
Recruter et gagner en visibilité nécessitent la mise en place d’initiatives globales de communication : partenariats avec les écoles locales, présence accrue sur les réseaux ou à des forums de l’emploi pour présenter nos activités sur Martillac, seul site de biotechnologies du groupe en France. Afin d’attirer les profils extérieurs à la région, nous proposons des packages de rémunération pour accompagner cette mobilité. De plus, le télétravail s’est généralisé par la mise en place d’un accord collectif très flexible. Nos plans d’accompagnement individuel ouvrent des opportunités de mobilités internes.
Données clés sur Merck Martillac
- 450 collaborateurs
- 60% de femmes
- Turnover < 5 %
- 450 collaborateurs
« Apprendre à apprendre prend une dimension déterminante »
« Aujourd’hui, les formations doivent plus que jamais donner du sens pour embarquer des stagiaires dans un parcours d’apprentissage et vers un futur emploi. Nous devons expliquer pourquoi ces compétences sont requises, ou ces savoirs et comportements attendus, pour les relier à la “vraie vie”. Les stagiaires doivent aussi comprendre le rôle que l’on attend d’eux dans l’entreprise, appréhender leur propre contribution et leur impact au sein de l’organisation. Que ce soit pour un contenu métier, transversal ou pratique, leur engagement n’en sera que meilleur et l’apprentissage plus efficace et durable. »
« Le travail hybride, un élément clé de la transformation »
Daniela Schulte, DRH et pilote de la stratégie RSE d’Ethypharm, partage son retour d’expérience sur les évolutions post-covid, et en particulier l’avènement du travail hybride, élément clé aujourd’hui de la transformation de l’entreprise.
Quel impact la pandémie a-t-elle eu sur votre organisation ?
A-t-elle été un accélérateur ?
Nous avons enchaîné trois confinements, sans arrêter de travailler. Le télétravail s’est donc imposé massivement aux fonctions corporate, commerciales, pharmaceutiques et médicales, avec la possibilité d’être plus flexibles dans leur organisation, tandis que les services de fabrication et supply chain devaient rester sur site, dans une industrie reconnue essentielle. Et, depuis le retour au bureau, nous avons de longues discussions sur le nombre de jours sur site : deux, trois ou cinq jours sur sept. Aucune décision n’a été prise à ce jour. Il relève de la responsabilité de nos équipes de trouver les modes de fonctionnement qui leur conviennent pour travailler en confiance. La pandémie a ainsi accéléré la transformation de l’organisation et la mise en place du travail hybride, ce qui est un bon point. L’enjeu aujourd’hui est aussi de donner envie de revenir sur site et de stimuler le collectif.
Y a-t-il d’autres moteurs à cette transformation ?
Ces deux dernières années, le développement d’Ethypharm a été rapide avec le rachat d’Altan Pharma en Espagne, le lancement d’une filiale en Italie et la création de la start-up Ethypharm Digital Therapy. Notre coeur de business franco-français s’est déplacé vers l’Europe, avec de nouvelles entités à intégrer, coordonner et animer, au sein d’un groupe porteur de valeurs et de sens. Une avancée notable a par ailleurs été l’obtention du label RSE, Lucie 26000, fin 2021, pour devenir le premier laboratoire pharmaceutique européen récompensé pour son engagement responsable. Le groupe emploie aujourd’hui plus de 1 750 employés, majoritairement en Europe et en Chine.
Comment ces évolutions sont-elles intégrées dans votre stratégie RSE ?
Un axe clé est d’avoir une approche flexible et innovante de l’organisation du travail : nous voulons favoriser un cadre de travail qui soit plus épanouissant et respectueux des collaborateurs. Nous l’avons abordé pendant le confinement au travers de la mise en place d’ateliers de codéveloppement personnel via Teams. L’objectif était de fédérer les managers, qui devaient gérer des équipes à distance et les aider à adopter de bonnes pratiques.
Pour aller plus loin, nous avons mis en place trois ateliers au siège social en France : les nouveaux outils technologiques de communication et de collaboration pour en faciliter l’usage, les bureaux et l’aménagement de l’environnement de travail, et comment stimuler le collectif.
Quels sont les défis ?
Dans ce nouveau monde, nous avons besoin d’espaces collectifs pour travailler ensemble en mode projet, avec la possibilité de s’isoler pour assister à une visioconférence, par exemple. Nous accompagnons nos managers pour construire ce management dans la confiance, donner plus d’autonomie et responsabiliser, avec des objectifs clairs, des perspectives et du sens.
Quelles implications pour votre métier de RH ?
Nous vivons une profonde transformation du monde du travail et de notre métier de ressources humaines avec l’enjeu d’inventer un nouveau modèle. L’objectif prioritaire est de garantir l’engagement et la motivation au sein des équipes, qui intègrent dans la pharma des profils très variés et différents (opérateurs, techniciens, scientifiques, pharmaciens), les aider à se former pour développer les perspectives, et aller ensemble vers un but commun, notre raison d’être, sur laquelle nous travaillons. Un axe prioritaire à l’avenir sera d’associer l’ensemble de l’entreprise à la réflexion sur la transition climatique.
Trois axes prioritaires en 2023
Définir la raison d’être.
Organiser le travail hybride et le management par la confiance.
Associer l’entreprise à la transition climatique.
Dossier réalisé par Marion Baschet Vernet.
Article extrait du magazine Passerelles 81, pour consulter le dernier numéro cliquez ici.